par Henri Tincq – dans Le Monde, 8 décembre 2007.
Les bulletins de santé alarmants, les listes de migrants n’en finissent pas de s’allonger. Dans l’avalanche de nouvelles venues d’Irak, du Liban, de Palestine ou de Turquie, qui s’intéresse encore à la minorité des chrétiens d’Orient – 10 millions, en incluant les 6 millions de coptes d’Egypte -, à ces Arabes qui ne sont pas musulmans, qui brouillent le jeu international binaire (Israël-Palestine, Occident-islam), sont “trop orientaux” pour être compris des Occidentaux, “trop chrétiens” pour l’être des courants laïques et progressistes ? “Qui se préoccupe du destin de ce tiers exclu du grand récit Occident versus Orient ou McDo contre djihad”, a demandé Régis Debray lors d’un colloque que l’Institut européen en sciences des religions (IESR), qu’il préside, et l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) viennent d’organiser à Paris.
Que l’université française s’empare d’un tel sujet prouve qu’au moins une partie de la bataille de l’opinion est gagnée. La survie des chrétiens d’Orient est une affaire de civilisation plus que de religion. “Notre propre avenir est en jeu dans le vôtre”, lance Régis Debray à ses interlocuteurs. Leurs communautés sont divisées, émiettées, leurs rites archaïques, mais s’inquiéter pour leur avenir, comme l’ont fait à Paris chercheurs, historiens, diplomates et autorités religieuses, c’est renoncer au fatalisme, refuser aux chrétiens d’Orient un destin de fossiles ou de survivances folkloriques. “Les chrétiens ont été les catalyseurs de la modernité arabe. Ils sont d’autant plus chez eux en terre d’islam qu’ils sont antérieurs à l’islam”, rappelle l’historien Henry Laurens.
Mais, entre le calvaire des chrétiens irakiens ( 000 chaldéens ont quitté le pays depuis la première guerre du Golfe) et l’autorité politique réaffirmée du patriarche maronite libanais, entre l’apparente satisfaction des chrétiens de Jordanie et de Syrie et la marginalisation des religions minoritaires (arméniens, grecs-orthodoxes, syriaques, juifs, etc.) en Turquie, comment évaluer aujourd’hui la situation des chrétiens orientaux ?
La règle a longtemps été celle de la peur et de la plainte. Derrière Mgr Michel Sabbah, patriarche latin de Jérusalem, les chrétiens palestiniens mettent en cause l’inaction de la communauté internationale etl’ “occupation” israélienne. Les chrétiens irakiens ne voient pas d’issue à la stratégie américaine. Il ne reste que 500 familles chrétiennes à Mossoul sur 2 000. “Les chrétiens de Mossoul et Bassora doivent choisir entre le retour à la dhimmitude (régime de protection des minorités sous l’Empire ottoman, assorti de la soumission et du versement d’un impôt), l’émigration ou la mort. La terreur et le sang ont brisé la coexistence”, se lamente Mgr Jean-Benjamin Sleiman, archevêque latin de Bagdad.
La nouveauté est que s’exprime, à voix haute, l’impensé des chrétiens d’Orient à l’égard de l’islam radical. L’insécurité, les guerres, Israël, l’attraction de l’Occident ne sont plus seuls à expliquer les regrets et les exodes. Longtemps épargnés, par peur, par loyauté obligée à l’égard de l’islam ou par mémoire de siècles de coexistence, le “fondamentalisme” est dénoncé. Le fondamentalisme musulman n’est plus un “courant” politique ou religieux, il est devenu une “culture”, une “façon d’être”, une “mentalité”.
Evêque copte catholique du Caire, Mgr Youhanna Golta décrit une Egypte où les extrémistes gagnent du terrain dans la vie publique, les écoles et universités, les médias ( % de programmes religieux à la télé). Pour eux, “la première citoyenneté est l’islam”. Une “guerre sourde” les oppose à un courant moderniste et laïque qui ne veut pas que l’Egypte retourne au Moyen Age. “Et pourtant, il n’y a pas deux Egypte, insiste Mgr Golta. Il n’y a pas deux peuples. Le fondamentalisme, le terrorisme ne font pas partie de la culture égyptienne. Ce sont des importations de l’extérieur.”
UNE “ARABITÉ DÉMOCRATIQUE ET LAÏQUE”
Le nationalisme laïque à la turque n’est pas non plus épargné. L’idéologie kemaliste est restée celle du “pouvoir profond”, investi dans les administrations et les tribunaux, qui contrôle les minorités ethno-religieuses non reconnues. “Ce n’est pas une question de différence religieuse, mais de définition de la citoyenneté”, précise Philippe Kalfayan, de la Fédération internationale des droits de l’homme, étonné du manque de “courage politique” de l’Europe devant une discrimination qui fait le jeu des musulmans radicaux.
En un an, ont été tués en Turquie un prêtre catholique et trois missionnaires protestants. Professeur à l’Institut Saint-Serge (Paris), Jean-François Colosimo dénonce la situation faite au patriarche Bartholomée de Constantinople, primat d’honneur de l’orthodoxie ( millions de fidèles), reconnu dans le monde entier, sauf à Istanbul, où, pour les Turcs, il n’est que le “curé de quelques milliers de grecs orthodoxes”, interdit de rouvrir son unique séminaire de Halki.
Quelle issue ? Lors du colloque parisien, les chrétiens orientaux ont rejeté toute hypothèse de retour à un régime de “dhimmitude” réclamé par certains radicaux. L’émigration n’est pas davantage la solution : les chrétiens d’Orient sont désormais plus nombreux à l’étranger (Europe, Amérique, Australie) que dans leur pays d’origine et leur disparition donnerait raison aux tenants du “choc de civilisations”. “Nous ne pouvons plus passer notre temps à nous lamenter, affirme Mgr Michel Sabbah. Nous ne sommes pas des chrétiens face aux musulmans, mais des chrétiens et des musulmans ensemble, face à l’extrémisme qui se développe dans l’islam.” Autre voix forte au Proche-Orient, Mgr George Khodr, évêque du Mont-Liban, espère la renaissance d’une “arabité démocratique et laïque” où chrétiens et musulmans feraient à nouveau cause commune. Quant à Emile Shoufani, prêtre melkite de Nazareth, il invite ses coreligionnaires à se faire les “interprètes” entre l’Occident et le monde musulman.
A Alep (Syrie), haut lieu du christianisme historique, la population chrétienne a fondu de 50 % à 6 % en un demi-siècle. Son évêque, Jean-Clément Jeanbart, propose un sursaut d’énergie pour endiguer la “vague islamiste”. Energie pour préserver des modèles de convivialité (famille, quartiers, associations) entre chrétiens et musulmans. Pour s’attaquer ensemble au vrai terreau de l’islamisme, la misère, la pauvreté, le chômage, l’analphabétisme. Ecoles, dispensaires, hôpitaux, centres de formation professionnelle : le “petit reste” de chrétiens d’Orient entend mettre la main à la pâte, convaincu que le vrai défi, comme dit l’évêque du Caire, est de “planter l’amour” en terre d’islam, de montrer que “la loi de la charité est plus forte que la loi de la haine”.
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