Assassinats de prêtres, attentats contre des églises, pressions islamistes : ceux des chrétiens d’Irak qui n’ont pas choisi l’exil vivent dans le danger permanent.
Dimanche 6 janvier, une vague d’attentats à la bombe a visé des églises et des bâtiments chrétiens dans la ville de Mossoul, au nord de l’Irak, ainsi que dans la capitale. « J’ai peur pour mon peuple, des fanatiques veulent que nous quittions ce pays », me dit au téléphone Mgr Warduni, évêque chaldéen de Bagdad. Dans cette voix pourtant si calme, je sens de l’angoisse. « Ce serait une catastrophe pour l’avenir de l’Irak, car nous, les chrétiens, en sommes la plus ancienne communauté », poursuit-il. En effet, depuis toujours, l’active minorité chrétienne participe à la vie intellectuelle et politique du pays. Les années à venir vont être décisives pour cette « communauté martyre », selon les mots mêmes du patriarche chaldéen, Emmanuel III Delly.
« Dans le quartier de Dora, au sud de Bagdad, continue Mgr Warduni, sur 3 000 familles chrétiennes, seulement 500 restent encore, cloîtrées chez elles, la peur au ventre. Il y a même des gens qui n’ont donné aucun signe de vie depuis des mois. » Et l’évêque de raconter : « Un matin, un milicien armé déboule chez vous en exigeant une conversion à l’islam sur le champ. Si vous refusez, il demande votre appartement, vos filles en gage, assorti d’une énorme rançon. Contrairement à une idée répandue chez les musulmans, nous n’avons pas d’argent ! Si vous ne payez pas, le soir même, on vous retrouve la gorge tranchée. »
Plus de la moitié des chrétiens ont été obligés de quitter Bagdad depuis l’arrivée des Américains en 2003. Pour Mgr Warduni, les raisons de cet exil ne sont plus seulement économiques, comme dans les années 1990, mais liées à des menaces directes, la rumeur faisant le reste. « Seule une peur panique, explique le prélat oriental, peut vous faire tout quitter du jour au lendemain. Vous vous retrouvez en plein désert à faire la queue au poste de frontière syrien, avec vos seuls vêtements comme bagages. » Des mères de famille reçoivent des menaces de mort et même des vidéos montrant des décapitations filmées. Lorsqu’un membre du clan est enlevé, l’affolement l’emporte. Personne n’est capable de rassembler plusieurs dizaines de milliers de dollars en quelques heures. Il s’agit « d’expulsions à main armée », me dit Joseph Alichoran, journaliste chaldéen à Paris.
Après la série d’attentats meurtriers du mois d’août 2004 contre les églises de Dora, 40 000 chrétiens bagdadis ont traversé la frontière en moins de quinze jours. « Avant, nous avions un seul Saddam, maintenant nous en avons des milliers », continue l’évêque. Qui sont les coupables ? Impossible à dire selon lui : « Il règne un tel chaos dans certains quartiers de la ville, Dora et al-Amine notamment, que des dizaines de groupes armés, tant sunnites que chiites, tentent leur chance pour extorquer de l’argent. » Le 31 mai dernier, un couvent de Dora est saccagé de fond en comble par un groupe armé. Sur place, une lettre signée de l’Armée du Mahdi enjoint les chrétiennes de Bagdad de se voiler. Aux pressions islamistes, s’ajoutent des motivations purement crapuleuses de potentats locaux. Les chrétiens n’en sont pas les seules victimes.
Cette situation n’est pas propre à Bagdad. Au sud, dans la ville chiite de Bassora, il ne subsiste presque rien de la communauté chrétienne ancestrale. Seuls les plus pauvres restent. L’église syriaque catholique de la ville a été incendiée après les déclarations de Benoît XVI sur l’islam. Au nord, à Mossoul, dans la région du gouvernement autonome kurde, le 3 juin dernier, un prêtre de 31 ans a été mitraillé à bout portant, avec ses trois diacres, à la sortie de la messe. A Mossoul toujours, en octobre 2006, un prêtre syriaque orthodoxe, Paul Iskandar, marié et père de quatre enfants, a été décapité pour avoir refusé de se convertir à l’islam. Réclamant d’abord 350 000 dollars pour sa libération, puis 35 000 dollars, puis plus rien, les assassins « ont mis sa tête dans un récipient pour que son sang ne touche pas la terre de l’islam et ne la salisse pas », me précise l’évêque de Kirkouk, Mgr Louis Sako.
A cette crainte, s’ajoute un très fort sentiment d’abandon. Il n’y a aucune milice pour défendre les quartiers chrétiens. La police et l’armée irakiennes restent sourdes à toute demande. Les évêques chaldéens n’hésitent pas à parler d’une « véritable campagne de persécution », accusant le gouvernement de ne pas vouloir prendre parti pour une cohabitation pacifique. L’équilibre entre communautés est fragile. Il s’agit d’un véritable nettoyage ethnique. Lorsque les frères ennemis sunnites et chiites ne se parlent plus, souvent les chrétiens le font encore. L’enjeu n’est pas seulement le sort tragique d’une minorité religieuse, mais bien au contraire celui de la stabilité d’un pays, sinon d’une région. Pour vivre, le Moyen-Orient a besoin de ses chrétiens.
A Bagdad, les quartiers mixtes sont désertés. Lorsqu’ils ne peuvent quitter directement le pays, les chrétiens tentent leur chance au Nord, dans la zone kurde. L’année dernière, en janvier 2007, la faculté de théologie et le grand séminaire chaldéen de Bagdad ont été déménagés à Ankawa, près d’Arbil. Malgré des attentats sporadiques, cette province autonome apparaît comme un havre de prospérité grâce à l’argent du pétrole. Les Assyro-Chaldéens y possèdent de solides implantations, à Mossoul, Qaraqosh, Kirkouk ou Aïn Kaoua. Le ministre des Finances du gouvernement régional kurde est un chrétien originaire des montagnes du Hakkâri, Sarkis Aghajan. Ce dernier a même créé une télévision chrétienne, Ishtar TV, destinée à informer la diaspora. Il a obtenu des fonds de son ministère pour reconstruire plusieurs villages chrétiens détruits par Saddam Hussein, où des familles de Bagdad se voient proposer des logements neufs en plein désert.
Hors de l’Irak, la Syrie, la Jordanie, l’Egypte, la Turquie, les pays du Golfe et même l’Iran accueillent des dizaines de milliers de réfugiés irakiens. Parmi eux, presque 40 % sont chrétiens. A Damas, dans le dénuement total, malgré une aide financière des Eglises, les femmes sont parfois obligées de se prostituer pour survivre. Revenir à Bagdad serait se condamner à mort. D’autres lorgnent vers l’Europe, mais les visas sont difficiles à obtenir. En 2007, la France n’en a accordé qu’une centaine, tandis que la Suède en offrait plus de 9 000. Au départ de la Turquie, des réfugiés chaldéens traversent la mer Egée sur des embarcations de fortune et se retrouvent à mendier dans les rues d’Athènes.
A l’échelle de l’Irak, même si le gouvernement de Bagdad communique, depuis peu, sur un retour des réfugiés, les chiffres de l’exil chrétien sont évocateurs. Estimée à plus de 800 000 personnes avant 2003, la population chrétienne d’Irak fond comme neige au soleil. Selon une estimation haute, ils ne seraient plus que 400 000 maintenant, toutes confessions confondues. Les plus pessimistes avancent même le nombre de 250 000 individus ! Ils étaient encore 1,2 million avant 1991. Difficile de compter lorsque les départs se font quotidiens.
Cette année, pour la première fois depuis longtemps, les chrétiens de Bagdad ont pu célébrer Noël en paix. Les armes automatiques se sont tues. Le patriarche chaldéen a officié dans la cathédrale Saint-Joseph du quartier de Karradah, au centre de la ville. Les familles se sont déplacées en masse dans les églises. « Le pays a été détruit. Nous voulons que tous s’unissent pour le reconstruire », a dit le patriarche Delly. « Notre grand espoir est que l’Irak retrouve sa splendeur d’antan et, pour ce faire, nous devons bannir la haine confessionnelle, car celle-ci ne mène nulle part », a-t-il ajouté dans son message de Noël. La messe a été retransmise sur la chaîne de télévision publique et le président irakien, le Kurde Jalal Talabani, a adressé à cette occasion ses meilleurs voeux à la communauté chrétienne. Mais alors que le général américain Petraeus assure que les attentats ont baissé de 60 % en 2007, les chrétiens ont été à nouveau attaqués, dimanche dernier, lors des fêtes de l’Epiphanie. Des voitures piégées ont explosé devant sept églises, de Mossoul à Bagdad, ne blessant heureusement que quatre personnes. Le message antichrétien est clair !
Jusqu’où ira cette violence criminelle ? Dans ce contexte, la réaction de la France qui, par la voix de Bernard Kouchner, a demandé plus de visas pour les chrétiens, est perçue comme un signe encourageant. Même si, comme le relève le Forum des réfugiés, il est difficile d’établir une sélection des réfugiés suivant leur religion. Un tel geste envers la communauté chaldéenne, largement francophone, pourrait sauver la vie de plusieurs centaines de familles en extrême danger. Mais attention, « il ne s’agit pas de créer un appel d’air », comme le précise Mgr Jean Sleiman, archevêque latin de Bagdad. Car à la différence des musulmans, « les chrétiens ne reviennent pas », affirme le prélat. Bientôt, si des mesures spécifiques de protection ne sont pas prises sur place, cette antique chrétienté mésopotamienne ne sera plus.
* Spécialiste des minorités chrétiennes du Proche-Orient. Dernier livre paru : Chrétiens d’Orient sur la route de la soie, La Table Ronde.